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Pas de lauréat, pas de chocolat : méfiez-vous des statistiques ! |
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Par Franck Stevens
Article mis en ligne le 14/10/14 |
« Les statistiques, on peut leur faire dire ce qu'on veut », c'est bien connu. Un article publié dans le New England Journal of Medicine en 2012 annonçait par exemple la découverte d'une corrélation statistique troublante entre le nombre de prix Nobel et… la consommation nationale de chocolat.
Faut-il en déduire que le chocolat rend intelligent ?
Faut-il en déduire que le chocolat rend intelligent ?
Pourquoi une étude pareille ? |
L'idée peut sembler étrange, mais le raisonnement de l'auteur de cette étude, Franz H. Messerli, n'est pas complètement absurde. On suspecte en effet certains flavonoïdes, des molécules présentes en grande quantité dans de nombreux aliments dérivés de plantes et notamment dans le chocolat, d'avoir un impact positif sur les capacités cognitives.
Étant donné qu'il n'existe aucune mesure objective des « capacités cognitives moyennes » des habitants des différents pays du monde, Messerli a choisi de se baser sur un autre indicateur national qui lui semblait pertinent : le nombre de lauréats du prix Nobel par dix millions d'habitants.
Et ses résultats sont surprenants : tracez la proportion de prix Nobel parmi les habitants de différents pays en fonction de leur consommation moyenne de chocolat et vous obtiendrez une jolie droite. En d'autres termes, les pays qui ont reçu le plus grand nombre de prix Nobel (proportionnellement à leur nombre d'habitants) sont ceux où l'on consomme le plus de chocolat !
Nombre de prix Nobel par dix millions d'habitants en fonction de la consommation nationale de chocolat en kilogrammes par personne et par an.
Image : Franz H. Messerli, The New England Journal of Medicine 367(16) (2012), p. 1562-1564
Nombre de prix Nobel par dix millions d'habitants en fonction de la consommation nationale de chocolat en kilogrammes par personne et par an.
Image : Franz H. Messerli, The New England Journal of Medicine 367(16) (2012), p. 1562-1564
De là à conclure que la consommation de bonheur en tablettes augmente les chances de décrocher la plus prestigieuse des récompenses scientifiques, il n'y a qu'un pas.
Messerli se montre relativement prudent à ce sujet dans les conclusions de son article, mais la presse généraliste, qui a rapidement repris l'information, s'est parfois montrée moins regardante... et de nombreux journaux et sites internet d'information ont donc annoncé que consommer du chocolat augmente les chances d'obtenir le prix Nobel !
De grands titres accrocheurs, mais trompeurs...
Images : 20minute.fr, lexpress.fr, atlantico.fr
De grands titres accrocheurs, mais trompeurs...
Images : 20minute.fr, lexpress.fr, atlantico.fr
Où est l'astuce ? |
Comme toute personne sensée, je suis prêt à croire à peu près n'importe quelle information susceptible de me donner bonne conscience lorsqu'il s'agit de manger du chocolat... mais cette étude souffre de problèmes courants dans le domaine des statistiques, qui méritent d'être mis en évidence et expliqués.
Biais de sélection |
Première question à se poser : les données choisies sont-elles représentatives de ce que l'on étudie ou sont-elles biaisées ?
Dans son article, Franz Messerli fait preuve de recul à ce niveau-là en signalant que ses statistiques se basent sur les moyennes nationales de consommation de chocolat plutôt que sur la consommation individuelle des lauréats des prix Nobel : en d'autres termes, il n'y a rien qui prouve que les chercheurs qui ont eu le prix Nobel consomment exactement autant de chocolat que l'habitant moyen de leur pays...
Pour la défense de Metterli, je connais pas mal de scientifiques qui seraient prêts à jurer que le chocolat (et/ou le café) est essentiel au bon déroulement de leurs recherches...
Image : auteur original inconnu (Nous contacter)
Pour la défense de Metterli, je connais pas mal de scientifiques qui seraient prêts à jurer que le chocolat (et/ou le café) est essentiel au bon déroulement de leurs recherches...
Image : auteur original inconnu (Nous contacter)
Corrélation n'est pas causalité |
Avec une touche d'humour, Messerli fait également preuve de recul à un autre niveau, en envisageant brièvement la possibilité que ce soit l'obtention des Nobel qui booste la consommation nationale de chocolat et non le contraire (certains pourraient fêter le prix en se gavant de cacao – ou à l'inverse, s'en priver selon le célèbre principe « pas de lauréat, pas de chocolat »).
De façon plus fondamentale, cette étude est toutefois un exemple d'erreur archiclassique en statistiques : ce n'est pas parce que deux grandeurs sont corrélées statistiquement qu'il y a forcément une relation de cause à effet directe entre elles !
Des grandeurs peuvent par exemple être corrélées par pur hasard. Prenez un ensemble de données suffisamment grand, triturez-les suffisamment et vous finirez forcément par voir émerger des liens apparents entre des grandeurs sans rapport : c'est statistiquement inévitable, mais dénué de sens. En réponse à l'article de Messerli, des chercheurs de l'Université catholique de Louvain ont par exemple montré qu'il existe une corrélation encore plus forte entre le nombre de prix Nobel et… le nombre de magasins IKEA par pays.
Par contre, la corrélation entre le nombre de prix Nobel et la consommation nationale d'autres substances riches en flavonoïdes, comme le thé ou le vin, est très mauvaise. Il ne semble donc pas que ce soit une consommation moyenne de substances riches en flavonoïdes qui soit responsable du fait que certains pays reçoivent proportionnellement plus de prix Nobel que d'autres !
Le nombre de prix Nobel par pays en fonction : (A) de la consommation nationale de thé, (B) de la consommation nationale de vin et (C) du nombre de magasins IKEA. Il n'y a corrélation statistique que dans le troisième cas.
Image : Pierre Maurage et al., The Journal of Nutrition 143(6) (2013), p. 931-933
Le nombre de prix Nobel par pays en fonction : (A) de la consommation nationale de thé, (B) de la consommation nationale de vin et (C) du nombre de magasins IKEA. Il n'y a corrélation statistique que dans le troisième cas.
Image : Pierre Maurage et al., The Journal of Nutrition 143(6) (2013), p. 931-933
Plutôt qu'être la cause et la conséquence l'un de l'autres, deux phénomènes peuvent aussi être corrélés parce qu'ils ont une cause commune plus ou moins lointaine.
En l'occurrence, le nombre de prix Nobel et la consommation de chocolat sont par exemple tous deux liés au niveau de développement économique : les pays dont les habitants sont les plus susceptibles d'acheter un produit « de luxe » comme le chocolat sont en général aussi ceux qui ont tendance à investir le plus dans l'éducation et la recherche. Il n'est donc pas forcément surprenant qu'il y ait un lien entre la consommation de chocolat et le nombre de prix Nobel, mais ce n'est pas celui que Messerli suspectait !
Le nombre de lauréats du prix Nobel et la consommation nationale de chocolat semblent peut-être corrélés l'un à l'autre... mais ils sont aussi chacun corrélés au produit intérieur brut.
Image : Pierre Maurage et al., The Journal of Nutrition 143(6) (2013), p. 931-933
Le nombre de lauréats du prix Nobel et la consommation nationale de chocolat semblent peut-être corrélés l'un à l'autre... mais ils sont aussi chacun corrélés au produit intérieur brut.
Image : Pierre Maurage et al., The Journal of Nutrition 143(6) (2013), p. 931-933
En bref, même des statistiques basées sur des données correctes et objectives doivent être considérées d'un œil critique, car des erreurs d'interprétation peuvent mener à des conclusions douteuses. Pour citer Aaron Levenstein, ancien professeur de business :
« Les statistiques, c'est comme le bikini. Ce qu'elles révèlent est suggestif, ce qu'elles dissimulent est essentiel ! »
Sources d'information |
- Chocolate Consumption, Cognitive Function, and Nobel Laureates
Article de Franz H. Messerli, The New England Journal of Medicine 367(16) (2012), p. 1562-1564, DOI : 10.1056/NEJMon1211064
- Does Chocolate Consumption Really Boost Nobel Award Chances? The Peril of Over-Interpreting Correlations in Health Studies
Article de Pierre Maurage, Alexandre Heeren et Mauro Pesenti, The Journal of Nutrition 143(6) (2013), p. 931-933, DOI : 10.3945/jn.113.174813
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Classement |
Auteur(s) : Franck Stevens
Catégorie : Article
Discipline(s) : Mathématiques, Statistique
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