Sciences Claires - La géographie une question de point de vue

La géographie : une question de point de vue ?


La géographie : une question de point de vue ?

Par Neige Egmont


Article mis en ligne le 03/11/13
Dernière mise à jour le 03 novembre 2013 à 10h23
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Des aveugles qui ignorent à quoi ressemble un éléphant en découvre un pour la première fois. Le premier touche sa patte et s'exclame « Oh ! Il ressemble à une colonne. » « Non, il ressemble à un éventail », répond le deuxième aveugle, qui caresse l'oreille de l'animal. Les autres aveugles, qui touchent tous une partie différente de l'éléphant, ont eux aussi chacun leur propre interprétation et sont persuadés que les autres se trompent…

Cette histoire illustre qu'une chose peut être perçue de différentes façons, qui contiennent chacune une part de vérité. Ainsi, la géographie moderne (du 19ème au 21ème siècle) a connu deux grands courants de pensées successifs : le déterminisme et le possibilisme.
Carl Ritter
Carl Ritter est considéré, avec Alexander von Humboldt, comme l'un des pères de la géographie moderne
Image : Domaine public

Dans le déterminisme, l’environnement (climat, relief, accès à la mer, …) conditionne le développement d’une civilisation. En d’autres termes : « Dis-moi d’où tu viens, et je te dirai qui tu es ». Conséquence directe : les géographes déterministes pensent que l'on peut se baser sur des observations d'un endroit précis pour déduire des lois empiriques applicables à d'autres régions similaires du monde.

Par exemple, pour Carl Ritter (1779-1859), souvent cité comme représentant de ce courant : « l’Asie, continent du soleil levant est le lieu d’origine des civilisations ; alors que l’Europe, continent du soleil couchant, abrite la culmination de la civilisation humaine ;… La découverte de l’Amérique, encore plus à l’ouest ne peut que annoncer une nouvelle culmination. L’ensoleillement rend les civilisations africaines bien paresseuses ». En clair : la localisation géographique déterminerait selon lui le succès d'une civilisation !

L'un des défauts du déterminisme géographique, comme l'illustre ce passage, est qu'il a été utilisé pour défendre des idéologies racistes et impérialistes : Ritter l'utilise par exemple ici pour justifier l'idée que la culture occidentale est supérieure aux autres.


Le possibilisme peut quant à lui être décrit par la phrase suivante : « la nature propose, l’homme dispose ». Comme dans le déterminisme, l'environnement impose des contraintes qui influencent le développement des civilisations, mais ces qui ne forcent par leur évolution à suivre une voie précise et unique. Grâce à son intelligence, l'homme peut en effet s'adapter de différentes façons aux contraintes imposées par la nature, ce qui peut mener à des résultats très différents d'une culture à l'autre.
Friedrich Ratzel et Paul Vidal de la Blache
Friedrich Ratzel et Paul Vidal de la Blache
Image : Domaine public

Le basculement du courant « déterminisme » vers le « possibilisme » s'observe notamment chez les géographes Friedrich Ratzel (1844-1904) et Paul Vidal de la Blache (1845-1918).

Ratzel note par exemple que les états ayant l’accès à la mer sont les seuls à jouir directement du commerce maritime. Il montre que la mer est source de « puissance » pour un peuple, comme l'aurait fait un géographe purement déterministe. Cependant, il note aussi que des lieux présentant les mêmes contraintes physiques peuvent présenter des contrastes de développement. On peut en effet par exemple songer à l'exemple de l'Espagne et du Royaume-Uni, deux pays disposant d'un accès privilégié à la mer mais qui ont connu un développement bien différent !

Lorsque Vidal décrit les régions méditerranéennes, il explique que « l’emportement provençal et la pétulance napolitaine sont des faits physiologiques en connexion avec le climat » (Vidal de la Blache, 1886, p.410), ce qui relève du déterminisme : le climat influence les sociétés. Mais il note également les divergences de mode de vie d'un pays Méditerranéen à l'autre, qu'il justifie par le fait que l'homme s'y est adapté de façons différentes aux défis posés par une même contrainte : la sécheresse, ce qui marque le début du possibilisme.


Plus récemment, les géographes ont commencé à s'intéresser de plus en plus au rôle crucial joué par le contexte social, historique et politique dans le développement des sociétés. L'une des preuves en est par exemple que le charbon était présent aussi bien en Angleterre qu’en Belgique avant la révolution industrielle, mais que c'est l'Angleterre qui a été à la tête de celle-ci. La raison ? Le contexte historique et social car, pour que la révolution industrielle ait lieu, deux conditions ont dû être remplies :
  • 1) L'homme a dû se rendre compte du potentiel d'une ressource, le charbon (savoir qu'il peut servir de combustible, que la combustion peut être utilisée dans les machines, …). En d’autres termes, il fallait que le niveau de développement technologique ait atteint un certain niveau.
  • 2) La distribution de la richesse au sein de la population devait être inégale : les capitaux devaient être concentré dans les mains d’une bourgeoisie prête à investir dans le développement industriel. (Vandermotten, 2011).
Révolution industrielle
La révolution industrielle en Angleterre

La géographie moderne a donc bien évolué depuis le tournant du 19ème siècle. Les géographes se sont rendu compte que l’étude des caractéristiques physiques d’un milieu n’est pas suffisante pour comprendre le développement d’une population : l'environnement joue bien un rôle, comme le veut le déterminisme, mais les techniques mises en œuvre pour s'y adapter ainsi que le contexte social, historique et politique le façonnent également !

Et notre histoire d'aveugles et d'éléphant, dans tout ça ? De la même façon que des aveugles ont besoin de mettre en commun leurs différents points de vue par avoir une vision globale de l'éléphant, l’étude d’un milieu nécessite une approche multidisciplinaire et à différentes échelles : pour comprendre l'évolution une société, on ne peut pas se contenter de regarder où elle se situe sur une carte !
Les aveugles et l'éléphant


Références

  • Claval, P. (1998) Histoire de la géographie française de 1870 à nos jours, Nathan.
  • Claval, P. (2001) Épistémologie de la géographie, Nathan Université.
  • Vandermotten, C. (2011) Territorialités et politique, Éditions de l’Université de Bruxelles.


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Classement

                   Auteur(s) : Neige Egmont

                   Catégorie : Article

                   Discipline(s) : Géographie, Philosophie des Sciences


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